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Voyages vers l’infini : Exil et Altérité, un nouvel apprentissage de soi (Analyse anthropologique de l’œuvre leclézienne) | ||
Revue des Études de la Langue Française | ||
مقاله 4، دوره 12، شماره 1 - شماره پیاپی 22، مهر 2020، صفحه 35-46 اصل مقاله (915.47 K) | ||
نوع مقاله: Original Article | ||
شناسه دیجیتال (DOI): 10.22108/relf.2020.123222.1108 | ||
نویسندگان | ||
Gholamreza Shokrani* 1؛ mehdi Heydari2 | ||
1Maître assistant, Département de français, Université islamique d'Azad, succursale centrale de Téhéran, Iran | ||
2Département de français, Université islamique d'Azad, succursale centrale de Téhéran, Iran | ||
چکیده | ||
L’univers leclézien est un univers de voyage mouvementé et dynamique. Il s’agit du mouvement des hommes et des populations entières vers les grands pôles démographiques mondiaux souvent anonymes. Le voyage est la clé fondamentale de cette mutation. Abandonnés à eux-mêmes dans l’embarras de leur vie, les pourchassés des guerres coloniales, les immigrés démunis, les gitanes ou les nomades du désert se rallient aux flux qui les emmènent vers les grandes villes utopiques. Se présentant sous de multiples aspects d’un phénomène globale -l’immigration-, ce processus de voyage individuel ou de groupe, vers l’infini implique peu ou prou l’ensemble de l’écoumène, Ce changement d’échelle et cette « fracture » brutale dans la conception de l’espace et du mode de vie ne restent pas sans effets ni chez l’immigré, ni sur l’environnement qui l’entoure. Des pauses introspectives éclairent minutieusement d’une façon analytique les deux bouts du mouvement migratoire : Terre de départ et terre d’accueil. Dans les deux cas ce "malaise de l'espace", qui engendre la recherche d'un espace sublimé, devient le moteur des aventures du héros. L’art de Le Clézio réside en particulier dans la peinture de ces effets dont nous allons décliner les aspects problématiques avec une grille d’analyse anthropologique. | ||
کلیدواژهها | ||
ethnocritique؛ anthropologie culturelle؛ voyage؛ altérité؛ immigration | ||
اصل مقاله | ||
Introduction Le terme « anthropologie » est choisi ici pour son extension et recouvre de notre point de vue aussi bien la sociologie que l'ethnologie. Certes, le rapport de l'anthropologie à la littérature peut s'entendre de deux façons : pour éclairer une conception de l'homme et de ses comportements exprimés dans les textes, et pour analyser le littéraire comme une des composantes de l'anthropologie culturelle. Nous nous intéresserons moins aux relations entre littérature et anthropologie ou à la littérature comme anthropologie, mais plutôt aux lectures anthropologiques comme interprétation de l’œuvre littéraire (elle-même comme système symbolique spécifique). Cette anthropologie peut être conçue comme la science des mécanismes mentaux à l'œuvre dans la genèse des expressions de l'ingénierie humaine telles qu'elles sont observables sur un plan collectif en l’occurrence l’œuvre littéraire. En ce sens, l’œuvre de Le Clézio trace et retrace l’image d’un nouveau globe en formation, où le passé ne figure que la guerre et l’avenir ne laisse percevoir que de l’incertitude. L’homme leclézien est délaissé à lui-même, sans identité, sans racine voire sans terre. Le Clézio, enfant de l’après-guerre a vécu lui-même, en chair et en os, la reconfiguration géographique du monde moderne en constitution du XXIème siècle. Il nous la peint dans ses ouvrages (Mondo, Desert, Lulaby etc). L’image que Le Clézio, écrivain offre de la ville, depuis 1970 est le reflet d’une conscience dynamique de l’émergence d’un phénomène mondiale mais pathologique en cours de formation, lequel pèsera lourdement sur nos grandes villes un demi-siècle plus tard. La peinture fine des paysages rejoint l’analyse minutieuse des intérieures des personnages. Vous trouverez ainsi dans cette article quelques thèmes où chez notre auteur, l'œuvre du littéraire et de l'anthropologue cheminent ensemble et dialoguent. Le premier discours propose une fiction, une poétique, le second construit une observation. Les deux s'entendent pour discerner, dans la pesanteur anesthésiante des sociétés contemporaines, une configuration nouvelle*. L'un la met en scène, l'autre l'analyse, Voyage : seule conception possible de la vie de l’immigré Le voyage constitue la seule conception de vie que Le Clézio propose pour ses personnages. L’univers leclézien est un univers mouvementé et dynamique. Il s’agit du mouvement des hommes et des populations entières vers les grands pôles démographiques mondiaux. De ce fait cet auteur, loin de se contenter de la représentation des espaces précises, nous expose plutôt une tendance globale d’un besoin vital, d’une envie profonde et permanente pour le voyage vers un ailleurs utopique. Les hommes n’y échappent pas. Dans un tel univers, se tresse l’histoire d’une confrontation : celle de l’homme et de son environnement. L’action romanesque se tresse autour des voyages sans fins, individuels ou en groupe. Appelons ces voyages, « immigration » par ses aspects collectifs, et par le fait que souvent il n’y a pas de retour. Les personnages voyagent parce qu’ils ne peuvent rester dans un lieu de vie. Ils voyagent dans l’obligation. Ils ne voyagent pas pour découvrir- l’image classique que nous avons du voyage- mais pour les besoins vitaux, à la quête d’une vie possible. La découverte, cependant, leur survient. Au départ, la guerre, la famine et les épidémies acheminent les populations vers les grandes villes en particulier celles du Nord (Désert). Ce chemin devient plus tard familier (Mondo, Printemps). C’est, tout de même, la réalité du siècle. Au XXe siècle, le mouvement des peuples vers les grandes villes explose. Les villes de Le Clézio, aussi, changent d’échelle, se dévastent. Elles deviennent des « mégapoles »[1], hyper grandes et anonymes. Elles accueillent sans cesse, bon gré mal gré, l’arrivée des vagues de populations. Les villes, loin d’être précises semblent des prototypes de villes comme les personnages, les prototypes des hommes au seuil du nouveau siècle : sans identité, sans racines voire sans idéologie. Ces hommes ne cherchent en permanence que la vie, elle-même. Les mégapoles ne sont plus des villes faites, et leurs populations fixes, non plus. Tout est en processus. Un processus interminable et non planifié par avance. Bref, un nouveau monde, inédit, en devenir dont Le Clézio est ingénieur. En ce sens, réinsistons-y, Le Clézio n’est qu’un anthropologue géographe humain moderne. L’immigration : voyage, un nouvel apprentissage Le Clézio traduit en œuvre littéraire un phénomène qui sera une clé de voute dans les sciences sociales au début du XXIème siècle, mais qui s'était, pour l'essentiel, déclenché durant la deuxième moitié du XXe siècle[2]. Il montre, dans ses romans et nouvelles, que l’ambivalence des valeurs humaines a été accentuée par la monstruosité de la "mégapolisation du monde"*. L’immigration est la clé fondamentale de cette mutation, comme elle est l'une des sources de l’imaginaire romanesque de l'écrivain. Abandonnés à eux-mêmes dans l’embarras de leur vie, les pourchassés des guerres coloniales, les immigrés démunis, les gitanes ou les nomades du désert se rallient aux flux qui les emmènent vers les grandes villes. Poussé à rechercher un meilleur sort, le héros de Le Clézio abandonne sa terre, ébloui par le luxe et le gigantisme de la mégapole. Toutefois, ce changement d’échelle et cette « fracture » brutale dans la conception de l’espace et du mode de vie ne restent pas sans effets ni chez l’immigré ni sur la ville elle-même. Et l’art de Le Clézio réside en particulier dans la peinture de ces effets, dont nous allons décrire les aspects problématiques. En effet, Le Clézio nous invite, à sa façon, à apprendre cette mutation qui est en train de se dérouler dans l’histoire de l’homme moderne. Et cet apprentissage, consiste en l’immigration, elle-même. Un nouveau mode de vie, de pensée et de configuration de l’environnement. Les grands thèmes dans cet apprentissage sont l’ouverture vers l’Autre, la découverte de l’inconnu, la déception de la vie moderne, la disponibilité et la contingence. Le processus de mégapolisation implique peu ou prou l’ensemble de l’écoumène*. Dans les romans Désert et Révolutions, et dans plus d’une nouvelle, on assiste à "un ruissellement généralisé de la population mondiale vers les bassins d’urbanisation"*. Ce que l’urbaniste théorise par les concepts comme ruissellement et bassin d’urbanisation s’imagine chez l’écrivain par les mouvements des hommes vers les grandes villes. Des millions d’habitants de l’Afrique, de l’Asie du Sud ou des îles basculent, à des vitesses diverses et en partant de situations très différenciées, d’un monde majoritairement paysan à un monde majoritairement urbain. Le mouvement de population dans la nouvelle Hazaran dévoile la nouvelle pathologie dont souffrira le monde en voie de mégapolisation. L’entassement croissant de la population aux marges de la ville pèse sur celle-ci. La ville classique qui, surtout au XIXe siècle, donnait du travail et de la prospérité, est engorgée. L’installation des excédents démographiques n’est possible désormais que dans l'extra-muros. Ces nouveaux débarqués n’entrent pas dans les registres urbains de « Digue des Français », la ville de Hazaran. Les autorités municipales, représentées dans le langage infantile sous le nom du Gouvernement, feignent, en vain, de les oublier. Le processus de mégapolisation ne se limite pas aux mégapoles. C’est une fièvre qui commence par le milieu rural le plus reculé (Peuple du ciel), où il ne reste plus que quelques rares habitants. Le gigantisme* urbain ne s’exprime pas seulement par un changement quantitatif, mais aussi, à la longue, par un changement de nature et de sens. D’où le regard privilégié de Le Clézio, comme du géographe, sur les situations urbaines paroxystiques où peuvent se lire les nouveaux rapports de l’homme à la ville (Mondo), du pouvoir à la ville (Hazaran), de l’homme au pouvoir (Zina), bref, les nouveaux contours d’une citadinité bouleversée* par le gigantisme. « L’enfermement sécuritaire » * et la nasse de la misère extrême* sont deux autres exacerbations aliénantes de ces immigrations vers les mégapoles. Voyage Sud/Nord : Terre de départ et terre d’accueil Sous cet éclairage, les nouvelles du recueil Printemps et autres saisons nous révèlent que les saisons de Le Clézio ne sont que des périodes particulières de la vie d’un seul et unique type d’homme, le voyageur immigré, dont les variantes s'expriment en une galerie de portraits. La sublimation d’un ailleurs meilleur mais utopique accompagne tout le mouvement romanesque : tant qu'il séjourne sur sa terre, l'idée de la mégapole éblouit le personnage ; plus tard, les déceptions du mode de vie mégapolitain lui inspirent l’image d’un second ailleurs utopique, qui fait référence à son ancien espace de vie. Dans les deux cas, ce malaise de l'espace, qui engendre la recherche d'un espace sublimé, devient le moteur des aventures du héros. Cependant, comme le protagoniste du Désert, Colonel Herschel, le protagoniste du Printemps est conscient de cette dichotomie : « Je suis deux. Il y en a une ici, dans l’appartement de la Loge…, et une autre qui est restée là-bas, à Nightinghale… » (Le Clézio, 1989 : 42). Un autre effet remarquable de ce processus est la brutalité des événements. Ce type d’immigration a été un phénomène brutal. Dans l’œuvre de notre écrivain, l’élément déclencheur de l’expatriation des immigrés est également subit et surprenant. Pour Saba, « c’est arrivé subitement… et maintenant tout est différent. C’est comme si j’avais changé de vue. La couleur du ciel, la mer, les feuilles des marronniers, les palmiers, les visages et des gestes des gens, les bruits des mots, je ne reconnais plus rien. » (Le Clézio, 1989 : 11-12). Dans cette étrangeté de nouveaux espaces, les voyageurs installés, devenus immigrés, ils appliquent une stratégie de survie dans la nouvelle terre : Saba cherche l’accueil de ces compatriotes, ou celui des marginaux de son âge. Le Colonel Herschel, un Américain, (Le printemps) s’installe en pleine campagne dans une ferme au milieu des champs. De cette manière se constitue une amorce de « niche identitaire » *, voire de « niche communautaire » *. Voyage devient aussi le seul sens de la vie des personnages. Pour Gaby Kerven, le protagoniste de La saison des pluies, qui habitait une île, Vacoas, « partir était une délivrance ». Partir pour oublier son enfance et la pauvreté dans la maison de bois de Vacoas. Dans cet exemple, la terre du départ n’est plus un village, ni une campagne mais le personnage peut aussi fuir sa ville déjà bien urbanisée : « Elle ne peut plus entendre le bruit des trains qui manœuvrent dans le fossé de la voie ferrée, ni les camions qui roulent dans la rue, ni les rumeurs qui montent d’étage en étage, qui entrecroisent leurs liens insignifiants » (Le Clézio, 1989 : 169). Intéressant pourrait sembler aussi le motif qui se cache derrière ce départ. De loin, on se fait de belles images de la mégapole comme grande ville luxueuse et prospère. Hélas, tout ne sera qu’illusion : « Rêvant peut-être à ce qu’allait être sa vie, dans ce pays mystérieux dont elle ne savait rien, rêvant à ce qui l’attendait, Henriette, la cousine de sa mère, Paris, le Champs-de-Mars, le théâtre, l’opéra, les grands magasins, les voyages en train au bout du monde. » (Le Clézio, 1989 : 173). Le voyage sous forme d’immigration semble sans retour et impitoyable. Ces trajets de vie, une fois pris ne sont plus à reculer. Dans l’imagination même des protagonistes, sur les voies de retour, il semble que les ponts de retour avaient été déjà écroulés. Peut-être qu’il ne reste plus rien sur les terres d’origine qui attendent ces hommes, et qui puissent pour les redonner l’envie de se laisser, à nouveau, aux péripéties périlleuses des voyages clandestins. Elle envahit les hommes. Rares sont les protagonistes comme Gaby qui, après trente-huit ans, déçue, humiliée et perdue, retournent à leur terre. En général le retour ne s’exprime que sous la forme d’un souhait que Tomi partage avec le lecteur : « Que tout revienne en arrière, vers ces années-là. » (Le Clézio, 1989 : 57). La mégapole : ville infinie, fin de voyage Les images urbaines du Sud affluent dans l'imaginaire de Le Clézio, à côté de Paris, Marseille ou Londres qui se muent en réceptacles des populations du monde entier. La technologie a sa part. Des millions d’habitants se perdent « au milieu de cette mer de voitures ». Comme son préfixe l'indique, la mégapole est immense et immensément peuplée. Elle ne peut plus être le chef-d’œuvre d’un prince ou d’un architecte, elle s'auto-produit par un flux démographique irrépressible. Les individus deviennent étrangers dans leur propre ville : « Mais personne n’attend personne ; il y a des choses beaucoup plus graves dans le monde, évidemment. Il y a un monde surpeuplé, mourant de faim, tendu de toutes parts. Il fallait chercher au sein de cette réalité-là, fouiller les moindres détails… Ce qui était beaucoup plus grave, c’était cet univers total. Deux milliards d’hommes et de femmes se concertent pour édifier des choses, des villes, préparer des bombes, conquérir l’espace. » (Le Clézio, 1963 : 181). La ville éclate. Elle occupe toute la place existante : « Il y a toute la ville immobile, étendue entre mer et montagnes, sombre comme une grande flanque. » (Le Clézio, 1967, 282). Cette hégémonie s'affirme dans l'infini des perspectives et dans la verticalité : « La rue était parfaitement droite, encaissée entre les immenses panneaux de verres des immeubles, et on n’en voyait pas la fin. A gauche, à droite, il y avait une infinité d’autres rues toutes pareilles… » (Le Clézio, 1967 : 173). Sur le pourtour de la mégapole, la tache de ce phénomène de mégapolisation se propage comme un cancer. C’est la ville marginale de Hazaran. « La Digue des Français, ce n'était pas vraiment une ville, parce qu’il n’y avait pas de maisons, ni de rues, seulement des huttes de planches et de papier goudronné ». Ce qui frappe le plus, c’est la rapidité du processus. Le Clézio calcule bien le temps de constitution de cette marge de ville : « Au début, quand Alia est arrivée dans cette ville, il n’y avait qu’une dizaine de huttes. Mais maintenant, après quatre ans, la Digue s’est agrandie, elle couvre la rive gauche de l’estuaire, depuis le talus de la grande route jusqu’à la mer, avec une centaine d’allées de terre battue et tellement de huttes qu’on ne peut plus les compter » (Le Clézio, 1978 : 192). Dans ces logis construits en quelques heures, les néo-citadins* en puissance attendent leur admission dans le marché du travail et dans les réseaux urbains. En un mot, ils guettent leur droit à la ville. Un brassage de toutes les nationalités colorie la mixité sociale du territoire mégapolitain. Dans les villes lecléziennes en croissance cohabitent « des Italiens, Yougoslaves, Turcs, Portugais, Algériens, Africains, des maçons, des terrassiers, des paysans » (Le Clézio, 1978 : 191). Déjà dans la mégapole, ces hommes fixent pourtant un horizon d'utopie : Mais le gouvernement pourra-t-il tenir sa promesse de leur construire la « Ville Future » ? Dès son premier livre, en 1963, Le Clézio avait prédit sans le mot ce phénomène de la mégapolisation, cette nouvelle séquence de l'histoire sociale du monde liée à la globalisation, à la mondialisation : « On construisait des immeubles de 22 étages, puis on fixait sur leurs toits des antennes de télévision. Sous terre, on mettait les canalisations, les fils électriques, les métros. On hérissait le chaos d’autrefois de poteaux et de digues. On creusait. On enfouissait. On faisait brûler, ou exploser .… Les avions décollaient du sol… Les fusées aussi, dans des nuages couleur safran, directes vers le point inconnu, au centre de l’espace. Puis se volatilisaient en gerbes noires. Tout retournait à une aube nouvelle, au point du jour, faite de millions de volontés assemblées. Par-dessus tout, il y avait cette foule d’hommes et de femmes assoiffée de violences et de conquêtes. Ils étaient groupés sur les points stratégiques du monde ; ils dressaient des cartes, dénommaient les terres, écrivaient des romans ou des atlas ; les noms des lieux qu’ils peuplaient s’alignaient…» (Le Clézio, 1963 : 182-3). Ainsi, comme cette longue citation, ci-dessus, décrit en quelques lignes toute la monstruosité de la ville moderne infinie, la mégapole met fin aux voyages. Car c’est la mégapole que l’homme de Le Clézio cherche depuis le début ; mais au bout de compte, une fois qu’il se trouve dans la mégapole, le voyage s’arrête et l’immigration se termine. La terre d’arrivée est arrivée. Le paradoxe final qui clôt cette citation montre bien la déception totale qui attend les immigrés : La terre d’arrivée ne leur appartiendra pas. De la ville fragmentée à l’enfermement La technique de Le Clézio c’est de profiter des voyages quotidiens pour explorer la mégapole. Il laisse le protagoniste guider le lecteur sur ses trajets quotidiens. Dans le cauchemar de la vie d’immigré, accompagnant la petite Saba sur le vélomoteur ou Lalla et Jean le voleur d’automobiles dans leurs trajets journaliers, on voit que leur ville est fragmentée. En mettant des quartiers entiers sous surveillance, avec des vigiles, les riches se protègent contre les voleurs et les délinquants, qui sont pourtant les protagonistes des histoires de Le Clézio. L’attention de l’auteur se projette sur les points particuliers des espaces urbains comme dans l’espace intérieurs des lieux de vie. Des fragments de ville se décrivent jusqu’aux vidéoscopes des antivols installées dans les parkings ou dans les espaces publics des grands ensembles. La ville se fragmente selon les trajectoires de subsistance des personnages qui ne les empruntent qu’à la recherche de quoi vivre. Ou bien, elle se fragmente pour faire écho d’un pressentiment de violence, d'insécurité ou de malaise chez ces derniers. Le sentiment d'insécurité engendre aussi une course centrifuge (le centre-ville où habite Lala est le quartier des prostituées et des bandits) et les enjeux résidentiels intégrent cette stratégie d'enfermement. La fragmentation sécuritaire* gagne aussi les pauvres, accentuant les effets ségrégatifs de la marginalité ethnique ou économique. Mondo ou Dadi cherchent sans cesse les endroits que la police ou la « camionnette des Ciapacan » fréquente le moins. Ils s'enferment en limitant leur domaine d'évolution dans la ville. Le repliement de ces individus sur eux-mêmes est une nouvelle prison lorsqu’un affaiblissement psychique (aggravé par le chômage et la misère) empêche une adhésion volontaire aux réseaux de socialisation. Ils habitent le « micro-local » pauvre et n'en sortent que pour se nourrir ou explorer la ville qui n’appartient qu'aux riches. C’est ainsi que l’élargissement indéfini de l’espace mégapolitain entraîne, paradoxalement, un repli sur un espace minimal dont l’homme ne peut s’échapper que provisoirement. Le migrant rural ne peut ressortir de la ville (le frère de Haman, la tante de Lalla, etc.), le natif n’en conçoit pas l’idée (Béatrcie B., personnage de La Guerre), sauf à s’adonner à un autre voyage, à s’envoler, peut-être vers une autre mégapole : Jacques allant à São Paulo, ou Adam Pollo qui projette de partir aux USA. La pauvreté majoritaire : le motif et la fin des voyages lecléziens Le dénominateur commun de tous les récits lecléziens est la pauvreté. Nul roman ou nouvelle, nulle mégapole où la pauvreté ne soit représentée. Habiter les villas abandonnées (La Guerre), squatter les sous-sols des immeubles en ruine (Fascination), passer la nuit dans des cachettes sur la digue (Mondo), vivre dans des greniers (Désert) ou dans des huttes (Hazaran). Martin (Hazaran) ne possédait rien, pas même une chaise ou un lit. La pauvreté fait peur : « Enfin, ce n’était peut-être pas exactement de la peur, plutôt une sorte d’horreur, un sentiment de répulsion pour tout ce que je voyais dans cette ville basse, les ruelles étroites, sales, le linge suspendu entre les immeubles, les façades lépreuses, les portes qui ouvraient sur les escaliers noirs qui soufflaient une odeur froide de cave. Et les gens surtout, tous ces gens qui marchaient, si nombreux, cette foule serrée, ces visages, ces regards, ces bruits de voix et ces cris, ces mains qui vous touchaient, qui vous frappaient. Ces gens étaient venus d’un autre monde, ils étaient si pauvres, ils semblaient surgir du fond des caves humides comme des grottes, leurs visages étaient tachés d’ombre » (Le Clézio, 1989 : 10).
Lalla dépense le salaire de plusieurs mois pour manger une fois au restaurant et changer ses habits. L'économie d’immigré est faite de services simples dont l’exercice est ouvert à chacun. Tomi est maçon, la mère de Saba travaille dans un restaurant, Lalla devient modèle chez un photographe, Martin se fait nourrir en réparant les petites choses ménagères. Et là encore, le parallélisme de deux présences d’auteurs se fait sentir à travers les lignes des pages. Tandis que l'écrivain trace des rues dans un décor imaginaire nourri de son expérience, le géographe ou l'anthropologue sonde les cœurs pour donner sens à ses observations. Il arrive qu'ils se rencontrent dans la même exploration. On pourrait parfois les interchanger. Leurs voies sont pourtant différentes, mais elles les conduisent pareillement à scruter l'horizon, à anticiper, tout en convenant que la ville n'est pas d'aujourd'hui. Si les bouleversements du siècle obligent à forger un nouveau vocabulaire, si le concept de la ville s'estompe derrière la mégapole, la matière humaine ramène le poète comme l’anthropologue à des obsessions éternelles, comme la pauvreté et la richesse, la violence, l'environnement protecteur, ou le binôme travail/maison. Il faut dire que l'œuvre de Le Clézio constitue un vaste chantier propice, particulièrement bien à une telle synthèse des voix. Délinquance et stratégie de survie Nombreux sont les nouvelles de Le Clézio qui portent sur la vie quotidienne des adolescents travailleurs ou vagabonds dans les marchés urbains et péri-urbains. Le trame de l’histoire vise à approfondir la compréhension et la connaissance sur les stratégies de survie et la problématique de la socialisation des jeunes dans les rues des grandes villes et sur les logiques de celle-ci dans des contextes sociaux spécifiques. Le travail de l’adolescent recouvre des activités hétérogènes conçues sous l'angle des stratégies de survie. Sans éclaircissement sur le passé des personnages, l’auteur nous expose devant l’état des faits, en laissant surgir le protagoniste en plein milieu d’une ville anonyme. Des facteurs socio-démographiques et éléments sociologiques restent à deviner. Et, les lecteurs les devineront, certes, avec leurs propres connaissances sur leur propre lieu de vie. Ce cadre représente pour les personnages une quête positive de sens construite autour de la recherche d'une survie instrumentale, de la satisfaction des besoins personnels et de la conquête d'un nouvel espace de réalisation. Les stratégies développées participent à la construction progressive de leur identité. Qui est Mondo? Un enfant d’une dizaine d’année, sans famille, sans domicile, qui traînait dans les rues avec les clochards, les mendiants. Il vivait comme un sauvage, en mangeant n’importe quoi, en dormant n’importe où. Échappé des services sociaux, il se nourrissait en rendant de menus services aux habitants de la ville. Parfois il parvenait, en se levant très tôt, avant les autres, à se faire embaucher sur le marché. Tomi, personnage de Zinna, n’avait personne au monde ; à quatorze ans il avait tout fait et tout vu ; il était voleur, sniffeur de colle, menteur et fugueur. Après une histoire de vol de vélomoteur, il est conduit au Centre de correction d’où il s’échappera. Voleur, c’est un métier. La mère de Zobeïde est l'esclave du travail précaire, elle doit partir travailler là où l'on veut d’elle. Adam, échappé de sa famille, dépouillé et endetté, ne demande qu'un moyen de subsistance. Il lance son défi à la mégapole : « Si je pouvais trouver un travail quelconque à faire, quelque chose de peu absorbant, un truc manuel, plongeur au restaurant, habilleur à la Morgue, ou figurant aux Studios je m’en contenterais. Je gagnerais juste de quoi acheter un paquet de cigarettes quand je veux, une fois par jour, par ex., et du papier pour écrire, et une bouteille de bière aussi, une fois par jour. Le reste, c’est du luxe » (Le Clézio, 1963 : 209).
Le Clézio est artiste de la misère. Cependant il aurait bien pu peindre la vie de ce parfait mégapoliatin, le Colonel Herschel, fleuriste international (Printemps) : « Les fleurs [du Colonel Herschel] avaient leur place pour Paris, pour Bruxelles, pour Francfort » (Le Clézio, 1989 : 120). Ou la splendeur de la vie de l’entrepreneur mafieux Orsoni (Zinna), richissime grâce à ses réseaux mafieux, dont l'histoire s’entrevoit dans la coulisse. En l’absence de tout système de protection sociale, la survie des pauvres devient miraculeusement possible, dans le dénouement romanesque, par l’intervention d’un ami ou d’un amoureux. Par exception, un système coopératif peut exister, comme dans la ville d'Hazaran. Une violence sourde et passive Dans l’univers romanesque de Le Clézio, on discerne un rapport de causalité entre pauvreté, ségrégation et violence dans les mégapoles. Il faut cependant faire une distinction entre la violence que l'on subit et celle que l'on déclenche. La plupart des héros sont victimes. La violence active est rare chez Le Clézio. Cependant, on peut évoquer la bagarre que François Besson (Terra Emata) déclenche avec le jeune Américain, devant Michèle, par jalousie ou chantage. Les incendies de forêt sur les collines autour de la ville de Mondo, les actes terroristes dans les villes marocaines (Printemps), les bagarres urbaines entre Arabes et militaires du "Contingent" (Le temps) relèvent des violences plus générales. Le roman du Désert se déroule pour partie dans un contexte de conquête coloniale. Les Européens investissent les lointaines marges sahariennes, chassant les populations autochtones en les brutalisant. De part et d’autre, la violence est la règle. Le silence du désert est constamment troublé par les salves de coups de feu qui accompagnent l’avancée des troupes françaises. Les peuples autochtones sont conduits à s’exprimer par la violence aussi. Eux-mêmes emportent avec eux dans leur fuite des poignards et des fusils, qui leur permettent de se défendre et parfois d’attaquer. L’étendue désertique est pétrie de violence. Dans cet univers inhospitalier, la souffrance et la mort règnent en maîtres. La faim, la soif et la fatigue tiraillent les corps et hantent les esprits. Parfois, le cadavre desséché d’un homme ou d’une bête vient rappeler aux hommes des sables l’inéluctable destin qui fut celui de leurs ancêtres et qui sera le leur. Ces exemples sont des témoins d’un combat perdu d’avance entre la finitude humaine et l’infini du désert, entre la force technologique du colonialisme et les résistances précaires et fragiles, de part et d’autre, des hommes colonisés et victimes. Mais une catégorie particulière de violence urbaine, sourde et passive, se dessine dans ces histoires, spécialement dans les nouvelles, qui fait du personnage leclézien une victime de la mégapole et de son système social. Gaby, affligée par la pauvreté, consentit à un jeu mafieux. A la fin, elle en sort droguée et perdue, tentée par le suicide. Dans son laboratoire littéraire, Le Clézio analyse la violence chez les marginaux mégapolitains sous trois angles : comment ils basculent dans la violence, comment ils y évoluent et comment ils s’en sortent. A l'origine, il y a la précarisation et le chômage, et le sentiment de ne pas être reconnu, d'être un objet dans la mégapole. Cette perte d'identité donne des personnages tristes et déprimés. Ils appréhendent tout avec une révolte intérieure. Saba hait sa mère : « Ma mère m’avait vendue comme une esclave… Elle m’avait laissée, à Nightingale, dans une boîte en carton parce qu’elle n’avait pas de berceau. Elle disait cela, et elle pleurait sans faire de bruit. Elle avait seize ans. » (Le Clézio, 1989 : 19-20). Elle vit sa rage comme un vide d’identité : « Ça me faisait quelque chose de ne pas savoir à quoi ressemblait mon père. Ça fait un trou dans la mémoire » (Le Clézio, 1989 : 17). La conséquence en sera la fuite : « J’avais envie de disparaître, comme mon père » (Le Clézio, 1989 : 19). Cette violence est le miroir de ce qui se passe autour. Comment la vivre ? En renouant des liens avec le voisinage, lieux et personnes. Dans leur silence innocent, les personnages ne le disent qu’à nous, lecteurs. Et Adam lance son défi à ses semblables mégapolitains : « Vous n’êtes pas des hommes, parce que vous ne savez pas que vous vivez dans un monde humain…. Apprenez à parler … » (Le Clézio, 1963 : 246). Conclusion : voyages de Le Clézio, écrivain et anthropologue A la croisée des études géo-ou-socio-critiques, le centre d’intérêt de notre étude se situe sur la recherche d’une matérialité pour la littérature pour ensuite la mettre au service de la réflexion anthropologique. On a beaucoup parlé de l’application des éléments d’un bon nombre de sciences au texte littéraire alors que cette étude se veut une revanche, une grille de lecture pour l’hypothèse d’une applicabilité de la littérature aux sciences de la ville, à l’anthropologie urbaine. C’est une tentative de faire voir en quoi la littérature peut apporter des éléments de compréhension et de conception aux anthropologues et aux sociologues afin de mieux comprendre, mieux concevoir leur terrain de réflexion et d’action. Cet article se veut une ébauche pour une telle ambition. Cette grille anthropologique nous permet de comprendre les détails de la vie des personnages et des milieux où ils naissent, grandissent et agissent. Elle nous fait voir aussi la vision du monde de l’écrivain sur l’homme et sa société et aussi sur les liens qui les tissent. Le voyage est considéré au départ comme une réponse, un remède à la violence, à la misère qui entourent le personnage, comme choses constantes dans la terre de départ. Les fins d’histoires montrent que le remède offert par le voyage n’a été qu’une illusion ; et l’envie de fuite restera permanente. Terre d’arrivée, restant utopique, ne sera jamais arrivée. Cet article fut egallement un essai pour voir en quelle mesure les grands thèmes dont se préoccupent les sciences de l’homme à une époque donnée, se projettent aussi minutieusement dans l’œuvre littéraire : l’immigration, la marginalisation, la pauvreté, la violence, l'environnement protecteur, ou voire le binôme travail/maison. Il montre que l'œuvre de Le Clézio se prête particulièrement bien à une telle conclusion. [1] Ce nouvel objet a été observé et théorisé par les tenants des sciences de la ville. Rapprocher la vision leclézienne des concepts qui l'ont inspirée a quelque chose d'heuristique. Pour cet exercice de va et vient, nous nous réfèrerons au vocabulaire et aux formules de Philippe Haeringer, anthropologue et géographe, dont les travaux enrichirent considérablement le champ sémantique de la "mégapolisation", un concept qu'il proposa dès 1988. Afin de souligner le parallélisme des deux discours, les emprunts à cet auteur seront suivis d'un astérisque (*). [2] Nombreux sont les spécialistes qui se préoccuperent des changements urbains à l’échelle mondiale, dans cette époque, entre autres, Phlippe Haeringer et Henri Lefèvre dont nous citerons les ouvrages dans notre sommaire bibliographie. | ||
مراجع | ||
Boyer, A. M. (2001). Littérature et ethnologie. Revue de littérature comparée, (2), 295-303.
Haeringer, Ph. (2000). De nouveaux concepts pour un nouveau monde urbain.
Haeringer, Ph. (1998).Vingt clés pour comprendre. Paris : Université Paris X-Nanterre.
Le Clézio, J.M.G. (1963). Le Procès-verbal. Paris : Gallimard.
Le Clézio, J.M.G. (1966). Le Déluge. Paris : Gallimard.
Le Clézio, J.M.G. (1967). Terra Amata. Paris : Gallimard.
Le Clézio, J.M.G. (1967). L’extase matérielle. Paris : Gallimard.
Le Clézio, J.M.G. (1973). Les Géants. Paris : Gallimard.
Le Clézio, J.M.G. (1978). Mondo et autres histoires. Paris : Gallimard.
Le Clézio, J.M.G. (1980). Désert. Paris : Gallimard.
Le Clézio, J.M.G. (1989). Printemps et autres saisons. Paris : Gallimard.
Le Clézio, J.M.G. (2004). Révolutions. Paris : Gallimard.
Lefebvre, H. (1970). La révolution urbaine. Paris : Gallimard.
Scarpa, M. (2013). De l’ethnologie de la littérature à l’éthnocritique, Recherches & Travaux. 82/2013 URL : http//journalsopenedition.org/recherches travaux/575
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