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Annie Ernaux, à la recherche de son moi | ||
Revue des Études de la Langue Française | ||
مقاله 9، دوره 11، شماره 2 - شماره پیاپی 21، اسفند 2019، صفحه 111-124 اصل مقاله (1.04 M) | ||
شناسه دیجیتال (DOI): 10.22108/relf.2020.123697.1112 | ||
نویسندگان | ||
Nasim Khaghani1؛ Neda Atash Vahidi* 2 | ||
1PhD Candidate in French Literature, Department of French, Islamic Azad University, Central Branch of Tehran, Tehran, Iran | ||
2Professeure assistante, Département de français, Branche centrale de Téhéran, Université Azad Islamique, Téhéran, Iran | ||
چکیده | ||
Tiraillée entre son milieu familial et une classe sociale supérieure où l’avaient fait introduire ses études, Annie Ernaux, cette écrivaine française a entrepris ce métier, dans le dernier quart du XXe siècle. Elle n’a jamais pu accepter le milieu où elle s’était évoluée. Même si, dans certains entretiens, elle prétend vouloir sortir de sa ville natale, de fuir l’entreprise de ses parents surtout de sa mère, ou d’aller vers l’inconnu. Après des années, lorsqu’elle se met à écrire, et surtout qu’elle change de style, que cherchait-elle cette auteure quinquagénaire ? Le Moi textuel de l’auteure correspondait-il à son Moi réel? Certes, Ernaux qui remémore son passé n’est pas celle qui a vécu tout ce qu’elle raconte. Elle cherche son Moi, laissé dans ce passé qui se tend vers l’oubli. En nous appuyant sur la théorie thématique de Jean-Pierre Richard, nous avons analysé les œuvres de cette écrivaine, afin d’examiner son objectif dans sa production littéraire. Enfin, il paraît que se mettre à l’intérieur du temps perdu, serait un moyen pour Ernaux de se retrouver, et de retrouver son passé. Et Ernaux, a choisi comme Proust, l’écriture. | ||
کلیدواژهها | ||
Identité؛ mémoire؛ passé؛ instance narratrice؛ Moi réel؛ Moi textuel؛ temps | ||
اصل مقاله | ||
Introduction Nombreux sont les recherches et les articles qui ont étudié les œuvres d'Annie Ernaux, considérées dans le champ littéraire français en tant qu'autobiographies, si l'on s'appuie sur l'affirmation de Philippe Lejeune qui dit : "est autobiographique un texte dont la perspective est principalement rétrospective, qui a pour sujet principal l'histoire de la personnalité du narrateur, et où il n'y a pas de doute possible entre l'identité de l'auteur signant le texte et celle du narrateur" (Lejeune, 1996: 7-46), ou plutôt autosociobiographies en admettant que la plupart des œuvres de l'auteure ont un regard sur la société et en représentent certains aspects. De ce point, il serait pertinent d'avoir un bref survol sur les œuvres d'Annie Ernaux, sur la variété de sa voix, sa singularité, l'ambiguïté de son écriture "plate" et enfin sur l'objectif de cette écrivaine dans la production des œuvres. Elle y met en scène tous ses secrets intimes, le secret de sa famille, sa honte, son avortement et son ascension sociale. Elle parle de son père, de sa mère, de leur origine sociale et de leur passé, du petit commerce du village qui appartient à sa mère, du café de son père et de ses clients, de l'horreur qu'elle sentait d'Yvetot, etc. En fait, l'œuvre d'Annie Ernaux est l'œuvre de son temps. Une question fréquente qui a fait l'objet de plusieurs études, c'est celle du réel dans les œuvres d'Annie Ernaux. Certes, en général lorsqu'on parle d'une autobiographie ou bien même d'une autosociobiographie, on s'attend à ce que l'écrivain insère le réel dans son œuvre. Dans Se perdre, Ernaux a confié : « L’écriture n’a été que pour remplir le vide, permettre de dire et de supporter le souvenir de 58, de l’avortement, de l’amour des parents, de tout ce qui a été une histoire de chair et d’amour » (Ernaux, 2001 i : 58).
À propos d'Ernaux, les chercheurs sont unanimes sur l'idée qu'on ne peut pas trouver l'origine du projet de cette auteure dans une réalité linéaire. Ivan Jablonka parle de "la littérature du réel" et explique ainsi sa théorie dans l'œuvre d'Ernaux : « L’inventaire de soi est un texte réflexif, sous la forme d’un témoignage ou d’une autobiographie, qui vise à élucider un itinéraire, à rapporter une expérience, à éclairer une intimité, à sortir de soi » (Jablonka, 2012 : 220-221).
Pourtant, on ne peut nier que ce réel est aidé par la mémoire. Une réalité concernant les grandes problématiques sociales, les distinctions des classes sociales, les différences socioculturelles, les réclamations féminines, etc. Selon Adrien Scharff: "De nombreux commentateurs d’Annie Ernaux ont axé leurs études sur le rôle prépondérant que jouent dans son œuvre les dimensions sociale et familiale, notamment dans la construction du moi et du je textuels" (Sharff, 2008: 10). Certains autres articles se concentrent sur le choix thématique d'Ernaux et prétendent que c'est le déterminisme socioculturel, à savoir les circonstances sociales de son époque qui sont à l'origine de ces choix. Pour être plus précis, nous devons faire allusion à ce que cette écrivaine était adepte des théories de Bourdieu avec qui elle a pu trouver un point commun, celui du transfuge de la classe sociale. Selon Jean-Pierre Richard, c’est en réponse à une question qu’une œuvre est née. Il nous l’explique ainsi : « Car ce projet n'existe pas en dehors de l'œuvre ; il lui est très exactement contemporain. Il naît et s'achève dans l'écriture, au contact d'une expérience de langage. De là l'un des paradoxes de la littérature : elle est une recherche mais qui ne sait pas ce qu'elle cherche, ou qui ne le sait, et pour l'oublier tout aussitôt, que dans le moment où elle l'a trouvé » (Richard, 1964 : 9).
Quelle est la question qui incite Annie Ernaux à prendre la plume ? Pourquoi change-t-elle sa voie productive ? Est-elle à la recherche de son moi réel à travers le moi textuel ? Est-ce que l’auteure ne cherche pas à mieux se comprendre soi-même à l’aide de ce moi textuel ? En prenant en considération ses œuvres auto- fictives, les Armoires vides, Ce qu'ils disent ou rien, La Femme gelée, et autobiographiques, La Place, Une femme et La Honte, et en nous appuyant sur la théorie de critique thématique de Jean-Pierre Richard, nous allons essayer de trouver la réponse à ces questions et nous allons montrer comment la production littéraire d'Annie Ernaux se place au sein des débats postmodernes sur l'identité.
Antécédents La plupart des articles dans le dernier quart du XXe siècle abordent la question de l’écriture « plate » d’Ernaux, du fait que le lecteur était, en général, habitué à saisir la vision de l’auteur dans les œuvres ; ce qui est absent dans les textes de cette auteure. Nous profitons alors de citer quelques articles, thèses et mémoires qui pourraient être phares dans notre étude. Marie-Hélène Bernadet (2012), dans son mémoire intitulé Analyse de l’écriture d’Annie Ernaux dans La Place et La Honte, a parlé du thème de l’œuvre d’Ernaux qui a des origines sociales et a donné des explications sur la mutation sociale de cette écrivaine tout en présentant l’écriture plate d’Ernaux comme dénuée de tous artifices. D’autres chercheurs ont parlé d’Annie Ernaux en tant qu’une écrivaine hantée par son moi et son entourage. C’est le cas de l’étude de Christina Crawley (2003) dans L’Identité ethnologique chez Annie Ernaux, qui fait allusion aurôle de la famille de l’écrivaine affectée par la société, et affirme qu’Ernaux reconnaît la société comme responsable du comportement de ses parents et de la façon dont ils la traitent. Crawley, comme plusieurs autres chercheurs, tente de savoir la cause de l’aspiration d’Ernaux à avoir une vie différente, voire supérieureà celle de sa mère. Un autre point qui a hanté les esprits des critiques et des chercheurs, c’est la question de l’instance narratrice. Sans aucun doute, le je narrateur est l’auteure même qui raconte sa mémoire. Dans Éthique du récit testimonial, Annie Ernaux, Jérôme Meizoz (2010) a étudié ce je appelé « transpersonnel » et a expliqué que l’emploi de ce pronom n’est pas dans le seul but de présenter un narrateur autodiégétique, comme tout roman à la première personne, mais que l’auteure avait l’intention de mettre en scène l’expression d’une expérience collective. Le sexe et la mort dans l’œuvre d’Annie Ernaux estune étude élaborée par Philippe Vilain (2001) où l’auteure a abordé le thème de la déchirure sociale chez Annie Ernaux. Vilain affirme que le sexe et la mort sont deux éléments constitutifs et les principes fondamentaux dans les écrits autobiographiques de cette auteure, mis à part les motifs de l’aliénation du milieu populaire, la honte des parents, l’humiliation sociale et le conditionnement de la femme. Un autre travail qui pourrait être illuminateur, c’est La Pulsion créatrice chez Annie Ernaux, héritière de son enfance. Ángeles Sánchez Hernández (2012) y a fait allusion aux travaux de recherches faits sur les œuvres de cette écrivaine en Espagne, et a tenté de préciser encore avec un regard sociocritique, l’écart culturel d’Annie Ernaux avec ses parents et son milieu. La distance sociale qu’elle a distinguée est devenue une pulsion créatrice en sa personne. Enfin, il suffit de surfer les pages web pour voir combien cette auteure a attiré le regard des critiques et a provoqué des analyses dans de divers cadres.
Développement Au cours de quatre décennies et avec une vingtaine de livres, Annie Ernaux née Duchesne a parlé de sa vie, de sa famille et de son parcours social avec fierté, avec colère ou avec honte. Cette femme de lettres et professeure française se positionne aujourd'hui parmi les femmes écrivaines les plus lues et les plus discutées dans le champ littéraire français. Il existe diverses approches afin de comprendre une œuvre. Bélisle prétend ainsi dans son étude sur Jean-Pierre Richard et sa théorie de critique thématique : « Comprendre une œuvre littéraire, c'est intégrer ses divers éléments dans un même projet, alors que ce projet lui-même ne peut être saisi en dehors d'une référence aux divers éléments. Tel est le cercle. […] En somme, pour toutes ces critiques, l'œuvre n'apparaît jamais que comme produit, effet, réaction. Elle est seconde par rapport à ce qui la cause. Et la comprendre consiste alors à expliquer ce fait, ce phénomène qui lui a donné naissance. L'œuvre demeure ici partie d'un tout, le tout étant la vie, le monde, la réalité » (Bélisle, 1970 : 131-132).
Les œuvres d'Annie Ernaux ouvrent la voie à une approche critique différente de celles qui sont déjà faites dans diverses études. Prenant en compte les idées de Jean-Pierre Richard qui accepte le point de vue bachelardien et qui considère une œuvre comme une aventure spirituelle, nous pouvons jeter un regard différent sur les œuvres d’Ernaux et avant tout remettre en question la lignée dans laquelle elles sont placées. On pourrait dire que la production littéraire d’Annie Ernaux est une transfuge de classe sociale. En quelque sorte certaines de ses œuvres - comme La Honte - sont "non genrées", ou sont plutôt des autobiographies "réformées". Cela s'explique par le fait que l'auteure, instable dans le choix de genre, passe du roman autofictif à l'autobiographie et enfin à l'autosociobiographie. Cette qualité instable concernant le genre littéraire correspond à celle de l'auteur qui prétend ne pas appartenir à la classe sociale de ses parents. Afin de mieux saisir l'évolution du genre d'écriture d'Annie Ernaux, il ne serait pas sans intérêt d'avoir un bref survol sur ses œuvres dès sa première entreprise.
L’évolution dans la production littéraire Poursuivant la production littéraire d'Ernaux, on doit mettre à part ses trois premières œuvres: Les Armoires vides, (1974), Ce qu'ils disent ou rien (1977) et La Femme gelée (1981). Malgré ce qu'à première vue, elles semblent, du fait de leur forme, être placées dans la lignée des romans autobiographiques, elles ne sont que des œuvres de fiction. Les Armoires vides, le premier texte d'Ernaux a une forme de boucle : une structure circulaire qui sera reprise dans ses œuvres ultérieures. Le texte commence par la scène de l'avortement de l'héroïne, Denise Lesur, et se termine aussi par cette crise mais dans sa chambre d'étudiante. L'enfance de Denise Lesur est largement inspirée de la propre histoire de l'auteure. L'instance narratrice est un je qui raconte ce moment vécu en respectant la linéarité chronologique et avec un point de vue rétrospectif. « Toutes les heures, je fais des ciseaux, de la bicyclette, ou les pieds au mur. Pour accélérer. Une chaleur bizarre s’étale aussitôt comme une fleur quelque part au bas du ventre. Violacée, pourrie. Pas douloureuse, juste avant la douleur, un déferlement de tous côtés qui vient cogner contre les hanches et mourir dans le haut des cuisses. Presque plaisir » (Ernaux, 1974 a : 11).
Ce récit est l'histoire de la honte et de la colère qu'Ernaux éprouve contre le milieu social dans lequel elle a été élevée. Pour elle, il s’agit bien du transfuge social, une expérience partagée avec Pierre Bourdieu qui, lui aussi désirait fuir sa classe d’origine populaire. Être d’origine provinciale outre qu’appartenir à la basse classe de la société seront autant de raisons pour Ernaux de ne plus pouvoir supporter sa condition de jeune fille ; elle sera atteinte d’un trouble d’identité. La connaissance des théories de Bourdieu, et en effet l’écriture lui donneront le courage de se libérer de ce sentiment de honte. Ernaux dit elle- même que, « Bourdieu m’a donné le courage de parler de ce dont j’avais honte, il m’a légitimée » (Véron, 2017). Écrire serait le seul moyen de réduire même son sentiment de culpabilité pour ne pas être fidèle à sa classe d’origine. L'avortement en cachette de cette jeune étudiante fait surgir de violents souvenirs d'enfance, de ses relations avec ses parents et le café-épicerie de ceux-ci qui constitue le cadre spatial familial dans ses récits. Le lecteur éventuel d'Annie Eranux suppose que la narratrice voulait exprimer un certain sentiment de haine envers ses parents, mais ce dégoût provient en effet de sa position sociale. « Je voyais les grosses chaussures de mon père pleines d’herbes collées avancer à côté des miennes, ma mère avait sa belle robe à rayures bleues. Je me serrais contre elle. Cinq ans, six ans, je les aime, je les crois. Bon Dieu, à quel moment, quel jour la peinture des murs est-elle devenue moche, le pot de chambre s’est mis à puer, les bonshommes sont-ils devenus de vieux soûlographes, des débris … Quand ai-je eu une trouille folle de leur ressembler, à mes parents…Pas en un jour, pas une grande déchirure… Les yeux qui s’ouvrent …des conneries » (Ernaux, 1974 a : 50).
Le désir de quitter ce milieu auquel elle n'appartenait pas, lui a apparu surtout lors de son entrée à l'école, et sa réussite scolaire lui a montré cette distance qui, jusqu'alors lui était invisible. Le style très vif, l’emploi des mots durs et le regard de l’auteure sur la société des années 50 sont autant d’éléments qui ont fait remarquable ce premier ouvrage. Dans Ce qu'ils disent ou rien, l'auteure reprend la structure circulaire de sa première œuvre. Le texte commence par le début de l'année scolaire et la narratrice raconte ses vacances d'été. Elle y raconte son désordre intérieur lorsqu’elle avait quinze ans, sa difficulté dans la communication avec ses parents, avec l’étudiant qu’elle a rencontré : « Je me vois dégringoler et je ne sais même pas comment appeler ce que je sens. Amoureuse, ça servirait à quoi puisque je ne le reverrai jamais, et tous les garçons me dégoûtent » (Ernaux, 1977 b : 11). Personne ne lui paraît correspondre à la réalité qu’elle vit, même les mots des livres qu’elle lit. Une certaine méfiance la pousse vers la solitude. Elle se sent incapable de saisir leur langue. Peut-on dire alors, grâce à cette incapabilité dans le langage, que les œuvres d’Annie Ernaux peuvent être placées dans la lignée du Nouveau-Roman ? A ce propos, il est à dire que ce n’est pas le seul signe qui approche son œuvre de ce mouvement littéraire des années 50. Comme l’explique Maya Lavault, « Rien de plus éloigné a priori du Nouveau Roman que les œuvres d’Annie Ernaux, dont la démarche d’écriture n’a cessé de s’affirmer par son refus absolu de la fiction et du « beau style », depuis son premier roman publié, Les Armoires vides, jusqu’à ses derniers textes […]. Pourtant, son tout premier roman, écrit au cours de l’année 1962 et envoyé en 1963 aux Éditions du Seuil, qui en refusèrent la publication, s’inscrit dans cette mouvance : c’est ce qu’indiquent les quelques indices affleurant au fil des commentaires fournis par l’auteure sur ce premier « faux départ » dans l’écriture, […] » (Lavault, 2014).
Annie Ernaux n’a pas l’intention d’accuser, mais de réhabiliter la langue de ses parents en la faisant intégrer dans la littérature, c’est pourquoi elle choisit ce titre de tonalité populaire pour son ouvrage. Le corps du texte contient également un grand nombre d’expressions populaires, propres aux parents de l’écrivaine : « […] ben quoi tu n’as rien à dire que tu ne parles pas de tout le dîner » (Ernaux, 1977 b: 124). Elle choisit la langue de son origine comme « source de créativité littéraire » (Bacholle, 2000 : 50). La Femme gelée sera une œuvre de transition entre l'autobiofiction et l'autobiographie. Le point commun qu'on pourrait discerner entre cette œuvre et les deux précédentes, c'est qu'elle est construite sur une ligne chronologique. La narration est faite selon un ordre suivant la ligne du temps, commençant par la période de l'enfance de la narratrice qui est visiblement distincte de l'auteure. Par la suite, le personnage principal sera une jeune fille qui s’est mariée à un étudiant, tous deux pleins de théories idéales sur l’égalité des sexes. Ernaux montre visiblement que la mentalité des Français a évolué, mais garde encore des limites du point de vue de l’émancipation féminine : la preuve en est que la jeune fille du récit reste très tôt seule dans sa vie conjugale, à assumer les tâches domestiques, son mari saisi brusquement par les conditions de la société. L’écriture est dans cette œuvre un compte rendu du réel, et la femme gelée est à vrai dire l’auteure elle-même, ainsi que toutes autres femmes qui n’ont pas le droit d’être ce qu’elles sont en réalité et qui doivent négliger toutes leurs aspirations. « Un mois, trois mois que nous sommes mariés, nous retournons à la fac, je donne des cours de latin. Le soir descend plus tôt, on travaille ensemble dans la grande salle. Comme nous sommes sérieux et fragiles, l’image attendrissante du jeune couple moderno-intellectuel. Qui pourrait encore m’attendrir si je me laissais faire, si je ne voulais pas chercher comment on s’enlise, doucettement. En y consentant lâchement. D’accord je travaille La Bruyère ou Verlaine dans la même pièce que lui, à deux mètres l’un de l’autre. La cocotte-minute, cadeau de mariage si utile vous verrez, chantonne sur le gaz. Unis, pareils. Sonnerie stridente du compte-minutes, autre cadeau. Finie la ressemblance. L’un des deux se lève, arrête la flamme sous la cocotte, attend que la toupie folle ralentisse, ouvre la cocotte, passe le potage et revient à ses bouquins en se demandant où il en était resté. Moi. Elle avait démarré, la différence » (Ernaux, 1998 c : 129-130).
La jeune fille qui pensait avoir trouvé un mari qui partagerait ses idéaux amoureux et sa liberté se rend très tôt compte que l’habitus culturel de son mari – comme tout autre homme – sera un grand obstacle dans leur vie conjugale : ce qui causera une amertume qu’elle présentera dans cette œuvre basée sur son autobiographie. Très tôt, Ernaux abandonnera cette forme d'écriture pour entreprendre la production d'autres œuvres plus difficiles à définir. Cette transformation de la forme de l'écriture commence par La Place. Dans cette œuvre qui a également une structure circulaire, la théorie de Philippe Lejeune (1996) concernant l'autobiographie est de plus en plus manifeste, du fait que la distance entre le narrateur, l'auteur et le personnage s'efface. Avec cette œuvre, la construction des récits d'Ernaux se complexifie. Elle n'est plus circulaire, mais prend la forme des cercles concentriques ornés d’explications de l'auteure sur l'écriture en général. Cette œuvre contient une description détaillée de photographies du père de la narratrice, thème qui reviendra dans Une Femme et La Honte. " Avec une Femme, publié quatre ans plus tard, c'est de sa mère que l'auteure tente de raconter la vie" (Vilain, 2001: IV). Cette œuvre représente une similitude structurelle et un projet identique avec La Place, cependant la relation de l’auteure et sa mère narrée dans le texte est beaucoup plus complexe et ambiguë. Enfin, c'est La Honte qui constitue, comme le dit Fabrice Thumerel, une forme " réformée" (Thumerel, 2002: 83)d'autobiographie. Le lecteur conçoit cette œuvre "comme une histoire du moi produite par le moi lui-même" (Sharff, 2008 : 10).
Les constantes de l’œuvre autobiographique A part les trois premiers textes avec leur écriture fictionnelle, on peut discerner dans l’étude des autres ouvrages un sujet énonciateur identique : le je narrateur est l’auteure. Donc, on pourrait bien parler d’une intertextualité interne dans l’ensemble des œuvres d’Ernaux : la voix est la même et l’univers textuel est identique. Il y a lieu de parler aussi du dédoublement du temps qui est une des constantes dans les ouvrages d’Ernaux. Le temps de l’expérience et le temps de l’écriture constituent une dichotomie qui marque une différence et une distanciation temporelle dans les textes rétrospectifs d’Annie Ernaux. Certes, cette dernière, au moment de l’écriture, n’est plus celle qui a vécu tous les événements racontés au moment où ils se produisaient, pendant son enfance, son adolescence ou l’âge de maturité. Il existe alors un décalage de temps dans la narration même si l’écriture reste rétrospective. Fabrice Thumerel dans son étude a parlé de Typhaine Samoyault (2004) qui a mené une analyse pertinente dans le cadre de Se Perdre et de Passion simple en découpant le temps en des strates qui lui ont facilité le travail. Elle prétend qu’ainsi on pourrait avoir une grammaire des temps dans ces deux ouvrages, ajoutant que ce système temporel pourrait être bel et bien appliqué aux autres livres d’Ernaux. En s’appuyant sur l’affirmation de la narratrice de Passion simple, « Le temps de l’écriture n’a rien à voir avec celui de la passion » (Ernaux, 1992 f : 61), Samoyault arrive à cette fin que, « Le décalage entre les deux n’est pas seulement temporel et quantifiable, il est aussi qualitatif. […] Le texte pose littérairement la dissociation radicale de la vie comme elle va, de la vie quand on écrit et de la vie qui s’écrit » (Thumerel, 2004 : 73). En fait, le temps vécu et le temps de l’écriture nous montrent la position de ces deux du point de vue chronologique, l’un par rapport à l’autre ainsi que par rapport aux autres temps que Samoyault explique ainsi : « Une même histoire donne lieu à deux formes autobiographiques dont l’une est arrachée directement au temps de vivre quand l’autre, composée dans le temps d’écrire, en est détachée. En faisant le geste de publier la première, Annie Ernaux propose une sorte de genèse à rebours : elle inscrit quelque chose que seuls perçoivent généralement les analystes ultérieurs qui mettent en relation les textes publiés du vivant de l’auteur avec les posthumes et, surtout, elle choisit d’écarter le travail de l’art et l’attente de ses lecteurs pour inscrire, dans un présent déplacé, le travail de la vie. Il s’agit bien d’un présent déplacé parce qu’il présuppose une distance affective ainsi que d’autres présents de la vie d’écrivain qui ne sont pas ceux de l’histoire racontée : le temps de la relecture d’abord, mais surtout le temps d’une ressaisie qui n’est pas processus de remémoration mais qui correspond au geste matériel de la saisie sur l’ordinateur. Seul le volume vient concrètement relier cet empilement de présents, cette grammaire de la juxtaposition, sans syntaxe. Le présent grammatical de Se perdre apparaît alors comme le degré zéro de la syntaxe » (Thumerel, 2004 : 74-75).
La question de l’instance narratrice Reprenant le sujet de La Place et de La Honte, une autre œuvre d’Annie Ernaux, L’Événement montre encore une structure circulaire qui est faite de façon que le lecteur suive avec l’auteure le processus de la création de l’œuvre qu’il est en train de lire. Le présent de l’écriture est pur et représente la genèse du texte : « Il y a une semaine que j’ai commencé ce récit, sans aucune certitude de le poursuivre. Je voulais seulement vérifier mon désir d’écrire là-dessus. Un désir qui me traversait continuellement à chaque fois que j’étais en train d’écrire le livre auquel je travaille depuis deux ans » (Ernaux, 2000 h : 25).
Cet ouvrage soulève encore une fois la question de la mémoire dans l’autobiographie, dans l’objectif de savoir si cette mémoire est fiable et si l’on pourrait y trouver les traces du réel. Le temps de l’avortement de la narratrice qui s’est entrepris trente-cinq ans plus tôt est montré parallèle à celui de l’écriture. Il semble qu’en reconstituant les moments clés de sa vie dans des récits rétrospectifs itératifs, Ernaux cherche à faire un retour en arrière afin de se retrouver et peut-être de se juger. Un moi qui écrit son moi explique ainsi le temps : « Avec ce récit, c’est du temps qui s’est mis en marche et qui m’entraîne malgré moi. Je sais maintenant que je suis décidée à aller jusqu’au bout, quoiqu’il arrive, de la même façon que je l’étais, à vingt-trois ans, quand j’ai déchiré le certificat de grossesse » (Ernaux, 2000 h : 26). Dans L’Événement, l’intertextualité interne est très largement visible. Cette période noire que l’on a déjà vue dans le premier ouvrage de l’écrivaine, Les Armoires vides, et qui constituait le cadre de l’ouverture du texte, y est reprise après vingt-six ans. Donc, Ernaux a voulu arracher cette scène de la fiction et la transmettre dans le réel avec autant de preuves temporelles tirées de son agenda et son journal : « Je veux m’immerger à nouveau dans cette période de ma vie, savoir ce qui a été trouvé là. Cette exploration s’inscrira dans la trame d’un récit, seul capable de rendre un événement qui n’a été que du temps au –dedans et au-dehors de moi. Un agenda et un journal intime tenus pendant ces mois m’apporteront les repères et les preuves nécessaires à l’établissement de ces faits » (Ernaux, 2000 h : 26-27).
Nous l’avons déjà dit, à partir de la publication de La Place, l’œuvre d’Annie Ernaux est conforme à l’autobiographie, même si l’auteure, elle-même le nie en affirmant dans un entretien « ne pas pratiquer l’écriture de soi ». (Lanot, 1998 : 197) Elle explique que l’instance narratrice je, employée dans le récit, est transpersonnelle, du fait qu’elle avait comme objectif de se saisir, de se trouver dans sa réalité familiale qu’elle avait toujours fuie. L’auteure explique ainsi dans un article qu’elle a rédigé : « Le je que j’utilise semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de « l’autre ‘’moi’’ : une forme transpersonnelle, en somme. Il ne constitue pas un moyen de me construire une identité à travers un texte, de m’autofictionner, mais de saisir, dans mon expérience, les signes de la réalité familiale, sociale ou passionnelle. Je crois que les deux démarches, même, sont diamétralement opposées » (Ernaux, 1993 : 221).
Ce je transpersonnel existe surtout lorsque le travail de l’écrivaine n’est pas dans l’objectif de restituer une vie mais de transmettre son expérience individuelle. Tous les événements traumatisants qu’elle a vécus – sa classe sociale, son avortement clandestin - sont certes vécus par d’autres femmes ; c’est à vrai dire, une réalité collective. Donc, l’auteure refuse la subjectivité et décide d’anéantir le moi en employant un je anonyme. Ce je balance perpétuellement entre l’individuel et le collectif : il n’est nommé nulle part; « ma mère », « mon père » sont les seuls signes qui correspondent à l’anonymat du je. La conséquence en est que le lecteur s’identifiera à la voix de la narratrice. Celle-ci perd peu à peu de sa valeur face au personnage principal qui est d’abord présenté par la voix de je qui est « la fille de », puis devient un « nous » qui n’appartient pas au passé, ni à un groupe social précis, mais représente ses contemporains : « […] je dis souvent ‘’nous’’ maintenant, parce que j’ai longtemps pensé de cette façon et je ne sais pas quand j’ai cessé de le faire ».(Ernaux, 1983 d : 61) En effet, l’auteure fait de sorte qu’il n’existe aucune ambigüité entre le narrateur et l’auteur, et donne à ce je un caractère d’ouverture pour que le lecteur puisse s’identifier. C’est le cas de La Place, Une Femme, La Passion simple et La Honte. Ce qui surprend, c’est qu’Annie Ernaux parle de ses sentiments intimes, tels que la jalousie ou la passion, en insistant sur ce que les phénomènes vécus par le moi font partie d’une collectivité. Voyons comment l’explique l’écrivaine dans L’Écriture comme un couteau : « L’intime est encore et toujours du social, parce qu’un moi pur, où les autres, les lois, l’histoire, ne seraient pas présents est inconcevable. Quand j’écris, toute est chose, matière devant moi, extériorité, que ce soit mes sentiments, mon corps, mes pensées ou le comportement des gens dans le RER » (Ernaux, 2003 o : 152).
Contrairement à La Place, le je transpersonnel dans La Honte et L’Événement se rattache à la famille, à l’école, en somme à une communauté. Ernaux explique ainsi sa méthode de travail : « Ma méthode de travail est fondée essentiellement sur la mémoire qui m’apporte constamment des éléments en écrivant, mais aussi dans les moments où je n’écris pas, où je suis obsédée par mon livre en cours. J’ai écrit que ‘’preuves’’ aussi de la réalité » (Ernaux, 2003 o : 41).
Annie Ernaux à la recherche de son moi d’alors Dans La Honte, l’auteure est à la recherche de son moi passé par n’importe quel moyen. L’un des moyens qu’elle choisit c’est la mémoire, journaux intimes, agendas, documents d’archives, photographies et effets personnels ne pouvant suffire à prouver l’authenticité du passé. À la suite de ses premiers ouvrages autofictionnels, et en complexifiant ses textes à partir de la publication de La Place, Annie Ernaux se rend compte que la réminiscence subjective et sensorielle à la manière de Proust ne l’aidait pas tant à accéder à la réalité qu’elle désirait ; en fait elle a constaté que la mémoire individuelle ne pouvait répondre à ses intentions dans l’entreprise de l’écriture. Elle nous a ainsi confié dans La place : « Plusieurs mois se sont passés depuis le moment où j’ai commencé ce récit, en novembre. J’ai mis beaucoup de temps parce qu’il ne m’était pas aussi facile de ramener au jour des faits oubliés que d’inventer. La mémoire résiste. Je ne pouvais pas compter sur la réminiscence, dans le grincement de la sonnette d’un vieux magasin, l’odeur de melon trop mûr, je ne retrouve que moi-même, et mes étés de vacances, à Y… La couleur du ciel, les reflets des peupliers dans l’Oise toute proche, n’avaient rien à m’apprendre. C’est dans la manière dont les gens s’assoient et s’ennuient dans les salles d’attente, interpellent leurs enfants, font au revoir sur les quais de gare que j’ai cherché la figure de mon père. J’ai retrouvé dans des êtres anonymes rencontrés n’importe où, porteurs à leur insu des signes de force ou d’humiliation, la réalité oubliée de sa condition » (Ernaux, 1983 d : 51).
La solution à ce problème, elle l’intègre dans La Honte : en considérant les souvenirs comme des documents non – porteurs de sens par eux-mêmes, et en demandant de les interpréter ultérieurement, Ernaux voudrait montrer que la mémoire ou plutôt ces documents ont une nature scientifique. L’auteure a donc décidé de retrouver son identité, son moi d’alors, en reconstituant d’une manière exacte le passé ; pour ce faire, il s’avérait nécessaire de reconstruire le cadre social, familial, culturel, géographique, bref les lieuxoù ce moi avait évolué. Elle s’aperçoit que même, la reconstitution exacte du passé ne correspond pas tant à la réalité qu’elle avait vécue lors de son appartenance à ce milieu. AinsiYvetot, sa ville d’origine et le cadre spatial de ses récits, sera désigné par « Y… ». Nul doute aussi qu’il existe un décalage entre le travail du mémoire du moi présent qui se remémore et les souvenirs, inséparables des sensations et des sentiments, qu’il paraît presque impossible de filtrer par la réflexion et la distanciation temporelle. En effet, en remémorant la topographie, Ernaux jetait un autre regard sur le lieu où elle avait passé son enfance, et éprouvait une nouvelle sensation, autre que celle qu’elle avait déjà expérimentée. Comme elle la précise dans La Honte, «[…] décrire pour la première fois, sans autre règle que la précision, des rues que je n’ai jamais pensées mais seulement parcourues durant mon enfance, c’est rendre lisible la hiérarchie sociale qu’elles contenaient. Sensation presque de sacrilège : remplacer la topographie douce des souvenirs, toute en impressions, couleurs, images […] par une autre aux lignes dures qui la désenchante, mais dont l’évidente vérité n’est pas discutable par la mémoire elle-même : en 52, il me suffisait de regarder les hautes façades derrière une pelouse et des allées de gravier pour savoir que leurs occupants n’étaient pas comme nous » (Ernaux, 1977 f : 51).
Mais la mémoire n’est qu’un moyen parmi d’autres en vue de chercher le moi.
Le moi réel et le moi textuel de l’auteure D’une manière générale et du point de vue de la psychanalyse, le moi réel de chaque personne est une construction singulière élaborée durant son existence dans un monde réel qui est avant tout un monde social. En effet, le moi réel d’un auteur est inaccessible à son lecteur, du fait que c’est une entité philosophique qui est à l’extérieur du texte. Dans le cas des autobiographies, le moi qui raconte n’est pas séparé des souvenirs. De même, on peut dire, en quelque sorte, quece moi qui raconte n’est plus celui qui a vécu le contenu de ces souvenirs. Reprenant les propos de Marcel Proust dans Contre Sainte –Beuve qui écrit : « Un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c'est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir » (Proust, 1954 : 137).
Jean-Pierre Richard confirme l’idée de Marcel Proust tout en prétendant que ce qui s’avère important dans une œuvre n’est pas le produit d’un projet mais ce qui existe avant l’œuvre, donc il faudrait connaître la biographie spirituelle de l’œuvre. A vrai dire, l’œuvre est la recherche d’être. Il est évident qu’Annie Ernaux de l’année 95, cette femme de 52 ans qui est en train d’écrire, n’est plus la jeune fille qui ne connaissait que son milieu social ; ce qui est confié par elle-même dans La Honte : « Ce qui m’importe, c’est de retrouver les mots avec lesquels je me pensais et pensais le monde autour. Dire ce qu’étaient pour moi le normal et l’inadmissible, l’impensable même. Mais la femme que je suis en 95 est incapable de se replacer dans la fille de 52 qui ne connaissait que sa petite ville, sa famille et son école privée, n’avait à sa disposition qu’un lexique réduit. Et devant elle, l’immensité du temps à vivre. Il n’y a pas de vraie mémoire en soi » (Ernaux, 1997 g : 39).
Si l’on croit l’écrivaine, il n’existe pas une mémoire individuelle du fait de la distanciation temporelle, et de l’incapacité de celle-ci à revoir le monde et son entourage tel qu’elle le voyait auparavant. Donc, il y a lieu de dire que l’écriture du moi passé est impossible, et ce que nous pensons lire comme mémoire dans une autobiographie, c’est l’image faite par le moi présent en train d’écrire. Le moi textuel, construction littéraire à l’intérieur du texte ne coïncide pas au moi réel, sauf sil’illusion créée soit assez forte pour que le lecteur croie avoir accès au moi réel de l’écrivaine. Il existe des parties dans des situations d’écriture où la mémoire élimine la distance entre la vie présente et celle du passé. Pour Ernaux, les souvenirs matériels restent intacts et peuvent être considérés comme la « vraie » mémoire. Par contre, les souvenirs immatériels ne sont pas fiables, car ils sont objectifs. C’est dans L’Événement que l’auteure explique ainsi : « Seul le souvenir de sensations liées à des êtres et des choses hors de moi – la neige du Puy Jumel, les yeux exorbités de Jean T., et la chanson de Sœur sourire – m’apporte la preuve de la réalité. La seule vraie mémoire est matérielle » (Ernaux, 2000 h : 75). Nous voyons bien que face à cette difficulté insoluble dans l’écriture de « soi », Ernaux a recours à d’autres moyens que la mémoire dans l’objectif de la reconstruction d’une réalité passée. Conclusion Se référant aux travaux de Richard, nous distinguons que ce critique croit en ce que toute expression fait sens : la redondance d’un mot, d’un verbe ou d’un rythme signifie ; ce qui se voit fréquemment dans les œuvres d’Ernaux. En fait, ce qui importe pour cette auteure ce n’est pas la reconstitution exacte d’une enfance, d’une adolescence dans ses petits faits vrais, - même si elle le fait avec une exactitude clinique - mais de créer un climat ou une vérité qui puisse assurer la connaissance d’elle-même, l’équilibre de son Moi peut-être, comme le prétend elle-même : « Aller jusqu’au bout de 1958 c’est accepter la pulvérisation des interprétations accumulées au cours des années. Ne rien lisser. Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j’ai été » (Ernaux, 2016 M : 39 ). Les souvenirs personnels qu’elle nous livre, ne sont pas habituels. Selon Madeleine Schwartz: « elle se méfie de sa mémoire » (Schwartz, 2020). Le lecteur pense découvrir le mystère de son passé, mais rien de tout cela : Annie Ernaux n’a pas l’intention de nous faire découvrir le secret de son passé, même si elle se plonge dans sa mémoire à l’aide de laquelle elle pense pouvoir aller très loin, non seulement dans la connaissance de soi, mais presque celle du monde. Agée d’une soixantaine d’années, Ernaux fouille sa mémoire et son passé, afin de se sentir immergée dans le temps, dans l’instant vécu. « Je ne cherche pas à me souvenir, je cherche à être dans ce box d’un foyer de jeunes filles en train de photographier, y être sans débord en arrière et en avant, juste en cet instant. Dans l’immanence pure de cet instant où je suis une fille de bientôt dix-neuf ans qui photographie le lieu qu’elle quitte, elle le sait, pour toujours » (Ernaux, 2016 M : 58).
Elle révise son enfance, son histoire d’amour, son milieu familial, son avortement, etc. Elle cherche à savoir si ses instants remémorés sont corrects, et arrive à cette fin qu’« elle n’a pas complètement décrit le long déclin cognitif de sa mère, les terreurs de la démence » (Schwartz, 2020). Enfin, le moi ernausien, ce sujet temporel qui vit et agit dans le temps essaie de retrouver son temps perdu, de se retrouver en nouant le personnel et l’historique, tout en sachant que le moi présent est impuissant de reconstruire le moi passé, et que c’est toujours un autre moi qui serait reproduit. Annie Ernaux, en quête de sa propre identité à travers l’écriture, se rend compte que cette condition d’appartenir au temps concerne toute l’humanité et qu’il est impossible de se voir indépendamment dans le miroir de la société : Annie Ernaux est l’être au monde. | ||
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